Le sentiment d’une catastrophe

Share Button

 Le sentiment d’une catastrophe

La connaissance n’est pas pour l’art, mais pour la science. Les gens de l’art sentent la fragilité du bonheur, une proche présence du malheur.

Nikita Eliseev

Le court-métrage est fait pour le sentiment. Une histoire courte: une anecdote ou une nouvelle. On y introduit toujours quelque chose de poignant, coupant, privé du confort. L’anecdote est adoucie par l’humour et la nouvelle par le style. Mais, peut-être au contraire, renforcé et par l’un et par l’autre. En plus le mètre court est un espace des jeunes. Et ce sont les jeunes qui ont le sentiment d’une catastrophe le plus fort. Le monde les entoure de façon plus acharné, que des gens avec une grande expérience de la vie. Les amours se brisent, il peut arriver que il n’y aura pas d’argent et de temps pour le court-métrage suivant. Et de toute façon, on ne sait pas encore, qui tu es et qui est ce qui tu deviendras.

Les Saisons Parisiennes

Le festival des films de court-métrages « Les Saisons Parisiennes à St.Pétersbourg » vient d’avoir lieu dans la ville sur la Neva. On produit chaque année en France à peu près de 2 mille court-métrages. Le rêve de Andrei Tarkovsky commence à se réaliser. Dans les années 1970s il a dit, que le cinéma n’était pas encore de l’art : il y en avait trop d’économie et de production. Mais en revanche, quand la réalisation sera aussi simple qu’écrire avec un stylo, quand il y en aura des « graphomanes », alors il deviendra un art. Alors le cinéaste se concentrera uniquement sur des aspects artistiques.

Cette citation a tout d’une providence, providence ironique, car le film le plus faible du festival, le plus « graphomane » était rempli de citations des films de Tarkovsky. Même dans ce film faible il y avait un cadre, qui a frappé avec force les yeux, comme un rasoir dans ‘Un chien andalou’ de Louis Bunuel. Un garçon revenu d’un point chaud, tombe sur asphalte et vomit; lentement un pistolet noir sort de sa bouche… Cette image vaut très cher. Une véritable métaphore cinématographique : de faire sortir en extérieur de soi toute la terreur, qu’il a vécue, la dégueuler toute.

Ce film et cette image reviennent en mémoire parce que le sentiment d’une catastrophe est y exprimé très concrètement, cruellement, à brûle-pourpoint. On peut le décrire à peu près comme ça : notre monde confortable, intime, civilisé, est entouré par un abîme du malheur, de la misère, des guerres, de la famine. Notre monde est une fine pellicule au-dessus de l’abîme. Et cette pellicule peut se casser; on ne sait pas, comment et à cause de quoi cela peut arriver. La connaissance n’est pas pour l’art, mais pour la science. Nous ne pouvons que sentir la fragilité du bonheur, une proche présence de malheur.

Un retour, Etienne André

Un retour.

Réalisateur Etienne André. Un film en noir et blanc, très fort. Il y a un désir de le raconter, mais il n’est pas possible – c’est toujours pareil avec les objets d’art. Tu transfères les phénomènes d’un rang à l’autre et tu constates ton impuissance, mais le désir de partager reste toujours. Une barge glisse lentement sur la Seine. La ville est vide, c’est facile à deviner. Il y a un jeune homme chinois à bord. Une voix off commence à parler, tu écoutes attentivement et tu comprends finalement que ce n’est pas le français mais le chinois.

“ Je suis revenu à Paris quatre ans plus tard de 2046. Pourquoi? Je ne le sais pas. Je voulais voir l’appartement. La place ou il y avait l’amour, péri dans une rafle…”. Le chinois descend sur le quai, flâne le long des rues vides. Partout on voit les fenêtres brisées, les détritus. Après on le voit assis dans un petit appartement. La maîtresse de la maison est une jolie jeune fille aux grosses cuisses, vêtue d’une mini-jupe tellement courte qu’on peut dire qu’elle n’a pas de jupe du tout.

La fille n’est pas tout à fait maîtresse de l’appartement, elle raconte: “C’est il n’y a pas longtemps que je suis venue à Paris. Je me suis installée dans un appartement vide. Pas loin du quai. Voilà…” Le chinois prend un petit bouquin de la table. La fille la retire et sourit: “C’est la seule chose qui m’appartient dans cet appartement. Une histoire d’amour. Drôle d’histoire. Tu veux du ris?” – “Non, merci”.

La fille s’assoit très proche du chinois: “Il est tard déjà. La maison sera bientôt fermée. Le couvre-feu…”. Il soupire: “Bon bah… Je m’en vais”. La fille sourit: “Non, je voulais dire que tu peux rester chez moi jusqu’au matin…” Le chinois la regarde, la voix off dit: “Deux amours dans une seule place c’est trop déjà”. Le chinois se souviens de son amour et de ce qu’il s’est passé après. “L’après” impressionne surtout. Un sous-sol. Quatre gars, le chinois est parmi eux, jouent aux cartes et boivent du vin. Une voix mécanique annonce par la radio dans quelles régions il y a des rafles.
L’image suivante: le chinois et la fille dorment. La fille se réveille, cherche quelque chose dans la poche de son visiteur. La voix off: “Ils s’installent chez moi souvent. Je ne suis pas contre. – Elle sort son porte-monnaie, fouille dedans. – Les cartes… A quoi bon en avoir ici à Paris? Je ne pourrai pas les honorer ici. Et je n’irai nulle part d’ici”. Elle s’endort de nouveau.

Le dernier plan. Le matin, une gare vide, le chinois, pris d’un frisson de froid, est sur le quai. C’est parfaitement. Tu suive toute cette histoire qu’elle existe à peine comme si c’était un roman policier.
Polaroid, Akim Srithammavahn

Entre blague et métaphysique

La plupart de court-métrages même comiques sont consacrés à ce thème. Une parodie magnifique aux films d’horreurs, le court-métrage Polaroid de Akim Srithammavahn est comique et épouvante en même temps. Au niveau quotidien c’est l’adaptation au cinéma d’une blague connue: “Tu sais pourquoi la femelle de la mante tue le mâle après le coït?” – “Pourquoi?” – “Pour ne pas souffrir après: va-t-il me téléphoner ou pas…”. Au niveau métaphysique c’est une variation au sujet de Goethe : “Arrêtes-toi, instant! Tu es si beau”.

L’ami de Boris Pasternak et Marina Tsvetaeva, le grand poète autrichien Rainer Maria Rilke a explicité : “Le beau n’est que le commencement du terrible, ce que tout juste nous pouvons supporter”. L’art en général se pose souvent entre blague et métaphysique. Le plus appréciable le métaphysique et l’anecdotisme sont, le plus efficace est l’art.
Alors, Polaroid. Un jeune faraud avec une barbichette soignée fait sa toilette. Il se tourne vers la jeune fille avec un air fatal d’une déesse antique: “Désolé, je dois te dire. Demain Lucie reviens, alors…”. La fille cadre sur lui son appareil photo. Clic. Le gars disparaît. La fille ouvre un album photo. Les photos ne sont pas tout à fait ordinaires; ce sont des prises en mouvement éternel, des moments arrêtés mais persistants.

Un homme s’éloigne en rampant vers le coin de la pièce, un autre lève sa crosse de golf sur le prochain moment, le troisième gesticule et zieute optique avec effroi, le quatrième, le faraud précité, frappe le mur invisible. La fille entre dans un magasin: “Avez-vous la pellicule pour Polaroid?”. Le jeune vendeur sourit: “Mais non, on ne la produit plus. Ça fait déjà 4 ans”. La fille fixe le vendeur avec intérêt. Le vendeur fixe la fille avec le même intérêt.

Un coup de foudre. Une apothéose sans préambules. Le gars et la fille sont dans sa chambre totalement heureux et totalement nu. Le gars tire à sa bien aimée une pellicule: “Polaroid. J’en ai trouvé un. Mais attention, il ne reste qu’une seule prise”. Le public fait des « hum »: “Tu lui as offert ta prison”. Le public a raison. L’image suivant: le gars est assis sur un sofa et tend ses bras vers un album photo qui est sur la table. La fille est off, elle fait du petit bruit, elle prépare quelque chose. Le gars ouvre l’album, il est choqué: “Qu’est-ce que c’est?”. La fille s’installe près de lui, ferme l’album, embrasse son amour: “Attends, je vais t’expliquer”. Clic. Ils disparaissent les deux. C’est fini. Elle a arrêté l’instant du bonheur, comme elle arrêtait les moments du malheur, de la solitude, de la déréliction avant.

Demain ça sera bien, Pauline Gay

Demain ça sera bien

Le film que j’ai aimé le plus est Demain ça sera bien de Pauline Gay. Le hasard est une logique de la fortune. Le film ressemble étonnamment aux films d’une réalisatrice russe presque homonyme Valeria Gay-Germanica. Leurs films se ressemblent par les héroïnes et par les matériaux sociaux, dont ils sont faits. Ils se diffèrent par la précision, presque statisme. Une jeune fille est debout près d’un mur de brique, elle fixe droit dans la caméra, elle nous regarde, elle regarde le public. Elle détruit la distance entre nous par le regard.

Elle raconte son histoire: “Je m’appelle Céline. J’ai 22 ans. A 16 ans j’avais des problèmes avec ma mère, elle a trouvé mes pilules. A 18 ans je suis partie avec un mec. A 19 ans j’ai mis au monde un garçon. Nous sommes allés dans le Midi. D’abord tout était bien. Tout était beau. Mais après c’est devenu pire. Je suis revenue à Paris avec mon fils. J’habite chez ma copine. Je n’ai pas de documents, ils sont dans la Midi…»

L’histoire commence. Deux jeunes filles: Céline et une autre qui ne nous est pas encore connue, sont debout près d’un radiateur cassé. « Désolée Mélodie, hier ce con m’a embêté par téléphone. J’ai donné un coup sur radiateur ». Le film est tellement clair et statique, qu’un spectateur tant soit peu expérimenté devine quelle image sera la suivante, mais cela ne gâte pas le film.

Il en est ainsi, le même mur de brique, une autre fille est devant nous. Elle raconte: « Je m’appelle Mélodie, j’ai 19 ans. J’ai demeuré avec ma mère jusqu’au 8 ans, après elle m’a envoyé à la compagne chez mon oncle. Il me battait forcement. Je me suis enfuie à Paris. Je loue une petite maison avec 2 filles. Et j’ai une copine qui demeure chez nous avec un enfant, sans-papier. Les deux gérants de la maison ne le savent pas. Sinon j’aurai des problèmes ». Elle plisse un peu le nez et sourit. Tu crois que demain ça sera bien, tant la Parisienne sourit.

Après c’est un jour embrouillé de deux jeunes bécassines sans travail. Elles se rencontrent avec des amis, pouponnent avec le gamin de Céline, cherchent le radiateur. Tout cela alterne avec les histoires près du mur de brique, qui donnent au film du statisme et du moralisme non accéléré et plus fort grâce à cela. Sous les yeux du public il se passe un conflit de deux caractères: doux, prêt à pardonner et fort qui n’excuse jamais.

A la fin du film et du jour, les deux filles trouvent le radiateur dans une maison à l’abandon, dans un immeuble parisien de 1960s. Elles vont à l’intérieur de cet immeuble dans l’obscurité. Mélodie éclaire la voie avec une lampe de poche et s’énerve. Céline la calme: «Il n’y a personne. Calme-toi ». Elle ouvre la porte avec son pied: “Voilà! Radiateur!”. Elle l’arrache du mur: “On y va!”. Elles descendent et entendent le bruit d’une porte claquer et les pas. Elles montent l’escalier à toutes jambes, brisent la lampe de poche, mais serrent fort le radiateur. Elles entrent sur le toit. Paris est en bas. Elles halètent. Céline rigole: “Nous sommes trop vieilles pour tout cela”.

Nikita ELISEEV

traduit par Marina Bobrova

Share Button

Laisser un commentaire